Promenades intérieures
En août 2005, je rencontrai l’artiste dans son atelier du Schloß de Balmoral, au-dessus de Bad Ems. Les parois, ainsi que des portions du sol, étaient recouvertes de papier blanc où se dessinaient, légères et vaporeuses, des formes qui semblaient devoir leur genèse à un laboratoire de biologie ; comme si elles avaient subi l’effet grossissant d’un microscope électronique. Le papier, sur lequel elles devinrent visibles, s’avéra un substrat sur lequel certaines sculptures organiques purent se révéler. Pierre-Yves Magerand a étudié ce phénomène jusque dans les moindres détails, et les a fixés avec délicatesse. On perçoit des yeux et des membres, des creux et des pleins. Le matériau scruté ne se dévoile pas au premier regard : plus on l’observe plus les objets, leur forme et leur matière, varient, se nimbent d’une haleine de mystère, quelles que soient l’acuité et la finesse de l’analyse.
Lorsque l’œil s’est accommodé, le problème de l’échelle perd de son importance. De même, Jacques Callot avait minutieusement gravé de vastes scènes de guerre sur de toutes petites plaques de cuivre. Il arrive que les grands démêlés de ce monde trouvent place dans une coquille de noix. Les Promenades intérieures de Magerand témoignent également d’observations dont la conception s’agencera dans un contexte aussi scientifique que surréaliste. L’eau de l’encre de Chine rend le papier gondolé et renflé sur certains côtés ; ici et là, la surface offre l’aspect d’un paysage, encore souligné par de souples jeux d’imprégnation.
Un objet trouvé dans le creux de la main, ouverte. L’ordre de grandeur est ainsi donné, mais pas le moindre indice de l’énigme de sa matière. S’agit-il d’une pierre polie en toutes ses rondeurs, laquelle, puisque caillou, laisse ouverte la question de sa provenance et celle de sa forme originelle ? Ou alors d’une amulette de matière organique confectionnée par une main humaine ? Nombre de feuilles travaillées tout en étant mouillées rappellent d’éphémères épiphanies survenues dans l’eau ou au bord de la mer ; vient à l’esprit la légèreté de la méduse diaphane, celle de sédiments humides et immatériels laissés par la marée sur le sable le plus fin.
Magerand connaît son métier : il surveille ses observations, tout comme ses rêves. Il marche ainsi sur les traces de Wols, un sien complice en art, et sur celles, nombreuses, d’insignes dessinateurs et aquarellistes issus du symbolisme. Les Promenades intérieures manifestent le plaisir de découvrir un monde intérieur extrêmement sensible, dont les métamorphoses rouent l’observateur de fascination et d’angoisse. Psychogramme et calligraphie se donnent la main quand Magerand nous livre – pour déchiffrement- le code génétique de ses miniatures fondées sur un dispositif de laboratoire.
Klaus Gallwitz, 2006
Texte publié dans le catalogue Pierre-Yves Magerand, Promenades intérieures, Künstlerhaus Schloß Balmoral, 2006 (traduction Jean-Noël von der Weid)
Klaus Gallwitz est Historien de l’art et commissaire d’expositions. Il a été Directeur du Museum Frieder Burda à Baden-Baden (2004/2006) et du Arp Museum Bahnhof à Rolandseck (2006/2008).
EXPOSITION PIERRE-YVES MAGERAND
Pierre-Yves Magerand a choisi d’exposer la série des travaux sur papier, commencée en 1996. Seules les dernières réalisations sont présentée, réunies en cinq ensembles répartis dans le hall de l’association bourguignonne culturelle, l’ABC. Chaque ensemble forme une œuvre autonome composée d’un nombre distinct d’éléments, placés au mur suivant un ordre précis fixé par l’artiste : sur une ligne horizontale ou en dispersion. Les questions relatives à l’espace ont toujours intéressé Pierre-Yves Magerand. En tant que sculpteur formé aux leçons minimalistes, il adopte l’idée du rôle actif de l’espace et reprend à son compte la valeur de l’expérience vécue par le sujet. Plus récemment, il a élargi le champ de ses réflexions en introduisant le thème de l’habitat, continuant d’interroger dans ses nouveaux travaux sur les endroits où il a vécu, les notions d’espace physique et d’espace mental. Dans cette logique, le lieu qu’il occupe aujourd’hui a fait l’objet d’une attention extrême, ses propriétés organiques mais aussi sa vocation culturelle ont constitué des facteurs déterminants dans le choix des œuvres et de leur configuration
L’actuelle présentation des travaux sur papier s’explique par la volonté de concilier une double exigence : Parvenir à un rapport d’adhérence avec l’espace d’exposition, et affirmer la primauté du processus d’exécution. D’abord sensible à l’apparence relativement neutre du lieu, à son absence de particularité architecturale ou décorative, Pierre-Yves Magerand en vient à proposer un sens de lecture qui aboutit au contenu des dessins, c’est-à-dire à leur schéma d’élaboration.
L’opération suppose un acte simple et répétitif. Muni d’un cutter, l’artiste découpe une forme circulaire dans un papier de format 21 x 29,7 cm préalablement peint. La première figure, toujours située en haut à gauche indique un diamètre et un intervalle qui seront respectés jusqu’au remplissage complet (par évidemment) du subjectile. L’opération est exécutée à main levée, ce qui implique la possibilité d’un résultat approximatif, malgré la maîtrise manuelle et l’automatisme inévitable (souhaité ?) du geste itératif. La répétition est un paradigme de l’art contemporain. Mais à l’inverse des modèles utilisés par les artistes minimalistes ou conceptuels, Pierre-Yves Magerand ajoute à sa démarche une signification personnelle, intime et en même temps générale. Le geste qui consiste à prélever un morceau de matière d’un support se reproduit tout en se renouvelant, acceptant les variations et les accidents dus au hasard, à la maladresse subite, au manque passager d’attention ou de concentration. C’est pourquoi la succession de cercles découpés signifie plus qu’une pratique autoréférentielle, elle manifeste les signes de l’activité humaine. L’artiste, comme l’homme rivé à sa tâche, enregistre la marque élémentaire, imparfaite et énigmatique qui rappelle sa présence dans le monde qui s’altère et change. Le temps demeure donc la question essentielle. Suspendu entre le quotidien et l’immensité historique, reste le sentiment irrépressible et commun de la fuite du temps. C’est une expérience humaine que l’artiste concrétise et communique, quand il comptabilise ainsi le temps à la lame d’un cutter.
Valérie Dupont
Valérie Dupont est historienne de l’Art. Elle est Maître de conférences en Histoire de l’art contemporain à l’Université de Bourgogne, à Dijon.
Ce texte a été écrit à l’occasion de l’exposition Pierre-Yves Magerand à l’ABC, (Association Bourguignonne Culturelle, Passage Darcy à Dijon) qui s’est tenue du 15 novembre 2000 au 2 janvier 2001.
Pierre-Yves Magerand
Les inférences silencieuses*
Villa Arson, 14 avril-8 mai 1994
Entretien avec Catherine Macchi
Catherine Macchi : tu présentes une installation in situ la Villa Arson dans l’allée aux cyprès. Pourquoi avoir choisi cet endroit ? Ces installations in situ sont-elles un processus habituel dans ton travail ?
P-Y Magerand : L’espace de l’allée des cyprès m’a tout de suite séduit et paru très riche de signes et de sens par rapport au type de réflexion que je développe. De plus, en sortant du contexte habituel des salles d’exposition de la Villa que l’on connaît, cela me permettait d’établir d’autres relations avec ce site et de donner au spectateur la possibilité de renouveler sa propre mesure des choses. A mon sens, on ne peut parler à propos de mon travail d’autre chose que de sculpture ; dans toutes les acceptations et les extensions possibles que sa notion même suppose.
C.M : Est-ce ta première sculpture in situ ?
P-Y M : Oui, c’est en effet la première, et à travers elle une réflexion profonde sur le problème de l’in situ : c’est-à-dire cette relation inextricable entre le lieu, l’espace et l’échelle. Cela peut paraître évident, mais en fait on peut observer que très souvent l’une de ces données est sacrifiée au profit des deux autres. Ici, tout s’articule et se répond dans la réalité vécue du site. Réalité tant physique et concrète que propice à l’imaginaire (perspective saisissante/réponse à l’architecture environnante/promenade romantique…). Ce jeu subtil entre architecture et nature a directement induit la logique de la pièce en même temps que sa perception. Ainsi, quand on descend l’allée, on découvre peu à peu un fil qui relie des piquets dont l’écartement-toujours identique-reprend les dimensions du passage, du seuil que l’on a franchi : le portail.
C.M : Tu avais déjà réalisé une installation l’été dernier à la Villa Arson lors d’une résidence.
P-Y M : C’était également une sculpture que j’avais commencée à élaborer en 1991 et qui partait d’une réflexion sur Jean-Martin Charcot. Cet hommage à Charcot déployait horizontalement une série de carrés métalliques de 13 x 13 cm qui semblaient légèrement léviter au-dessus du sol. Sur la surface, il y avait à chaque fois une lettre vernie que l’on distinguait à peine. Un texte – « hypnotisé par son sujet il perd l’esprit » – émergeait au fur et à mesure de notre déplacement. Je suis parti directement d’une situation : la disparition de Charcot lors d’une expédition au bord d’un lac du Morvan, lieu que j’ai été amené à fréquenter, pour mettre en place les différents éléments qui constituent l’œuvre. Une forme sinusoïdale reprend la configuration du lac. Un texte instaure ce décalage entre une perception à priori globale et le temps de la lecture, de la déambulation. Je voulais, je pense, retrouver cette image de surface réelle et vacillante presque « magique » découverte au détour d’une promenade. Il fallait pour moi que le spectateur puisse éprouver cet espace sculptural dont les limites semblaient inscrites autant que virtuelles.
Est-on dans l’œuvre ou à l’extérieur de celle-ci ? Y a-t-il un sens, un point de vue privilégié ? On était en fait à la croisée d’un réseau d’informations complexes mêlant déduction, sensation, mémoire…que chacun était amené à décoder. Ce sont des choses que je commence à développer et qui existait moins auparavant dans les pièces de petit format bien que la relation temporelle ait toujours été très importante.
C.M : Il semble que dans l’allée au cyprès, tu aies mis un dispositif spatial de mesure de l’espace qui à lui seul permette à l’œuvre d’exister. Le système de marquage du territoire est une chose récurrente dans ton travail. C’est en même temps une donnée classique de la sculpture.
P-Y M : Le rapport à l’espace dans mon travail passe par des éléments, des signes parfois très anodins et très discrets dont la matérialité peut presque être remise en question. Pour moi, ce qui est important, c’est qu’avec le minimum d’indices, on arrive à pénétrer dans « l’épaisseur des choses » (Ponge). C’est une manière de solliciter la mémoire par l’intermédiaire de signes empruntés à d’autres systèmes, comme ici à l’archéologie.
C.M : Tu aurais pu aller jusqu’au bout de l’allée.
P-Y M : Oui, mais il s’agissait en fait d’un problème d’ordre fantasmatique. En ouvrant le portail on voit la perspective mais on ne sait pas jusqu’où l’allée peut nous entraîner. J’aime le fait que la sculpture s’arrête justement dans le paysage, qui lui ne s’arrête pas, et ainsi, le rêve continue. Je trouve bien que la sculpture trouve sa place, mais laisse une certaine respiration.
C.M : Cette sculpture in situ exploite les données fondamentales de la sculpture (déplacement du spectateur, expérimentation de la sculpture, perception par l’usage de la perspective), pourtant, on a en fait à faire à une œuvre qui possède très peu de caractères physiques : une œuvre à la limite du visible.
P-Y M : C’est un parti pris, une position atypique. Une occupation maximum du sol non retouché me paraissait intéressante. Un volume qui s’impose instantanément par son seul format ne me tente guère. Je préfère qu’il existe dans un minimum d’indications matérielles assez fortes et précises pour nous projeter physiquement et simultanément dans la réalité de l’expérience et de l’imaginaire.
Dans le cas de cette pièce, la saisie globale est rendue impossible par ses dimensions, et la configuration du site exclut également toute prise de vue aérienne. Aucune chance donc d’en avoir une trace intégrale. Cette donnée spatio-temporelle est une réalité fondamentale de la sculpture ; elle induit bien sûr de multiples réponses et positions quant aux images et aux traces possibles de l’œuvre.
Un artiste comme Robert Barry avait très bien compris ces choses-là quand il réalisait des sculptures invisibles- comme ce trou dans Central Park dans lequel il avait enfoui une petite quantité de matériau radio-actif. C’est l’idée d’avoir quelque chose d’apparemment anodin mais non dénué de poids qui continue à vivre. C’est également lui qui tendait des fils, des choses pratiquement immatérielles à 10 mètres de hauteur. On est là complètement dans la sculpture.
C.M : Quel sens doit-on donner à la notion de fouilles archéologiques dans la pièce de l’allée aux cyprès ?
P-Y M : Je n’ai pas pensé cette pièce comme une pièce qui avait un rapport avec un aspect formel. L’intérêt est d’utiliser un répertoire de signes qui pouvait poser une certaine ambigüité quant à la lecture. On est dans un espace réel, celui de l’allée, tout en étant dans un autre espace tout aussi réel (peut-être archéologique), matérialisé par un fil, des piquets, deux trous creusés dans le sol, qui se superpose au premier ; Cette relation permet à son tour l’apparition d’un troisième espace, un espace privé qui appartient à chacun, celui de la mémoire.
L’œuvre fonctionne comme l’une des strates d’un ensemble et chaque niveau de lecture et d’appréhension ne fait que renforcer l’une des données intrinsèque du site : l’imbrication permanente entre espace privé et espace public.
Le jardin de la Villa devient alors le temps de l’œuvre doublement privé servant de point d’ancrage à une construction perceptive inlassablement renouvelée.
C.M : Quel est le rapport symbolique que peut avoir ce genre de travail avec la temporalité ? Car l’archéologie c’est aussi la mémoire.
P-Y M : Dans la plupart de mes travaux, je me rends compte, en effet, qu’il y a un rapport au temps. Il est de plus en plus important mais pas pour autant plus visible. C’est bien qu’il ne le soit pas…
Je suis très sensible à Matisse chez qui on a l’impression que les choses sont vraiment enlevées, alors qu’en fait il y a énormément de dessins, de préparation. Ce n’est pas important de montrer le labeur, il faut transcrire la permanence et le fait que cela vienne de plus loin.
Pour la sculpture, le rapport au temps est le même, c’est pour cela qu’il est inconcevable pour moi que l’on reste seulement quinze secondes devant l’œuvre avant de passer à la suite, comme si cela fonctionnait comme une image. Pour moi, l’image est une simple surface. Derrière cela, il y a toutes les autres images mentales, réelles qui permettent de lire cette image là, et cette dernière pellicule ne peut pas permettre à elle seule de comprendre les choses. Elle n’est qu’un moyen de remonter à la source. Par rapport à cela, le temps est primordial. Le temps de l’œuvre bien sûr, qui va de la pensée à l’élaboration, de la fabrication à l’appréhension, jusqu’à la réflexion qu’elle va induire, susciter, provoquer.
Ce n’est pas grave de percevoir les choses rapidement, mais il est important d’avoir envie de revenir à l’œuvre, parce que même si elle paraît simple, elle doit avoir ce pouvoir de concentration, de synthétisation des choses.
Et puis il y a forcément dans tous les travaux la somme des travaux précédents et futurs. Dans la lecture d’une pièce, c’est une donnée très importante.
Les choses échappent et fonctionnent après dans l’imaginaire. Le temps réel ne peut être séparé de la mémoire.
C.M : Ta pièce est intitulée « Les inférences silencieuses », pourquoi ?
P-Y M : L’idée de départ est venue à la suite de la lecture d’un ouvrage évoquant la richesse et la modernité des travaux d’un scientifique allemand : Herman Von Helmholtz qui s’est notamment penché dans les années 1850 sur les relations entre sensation et perception. Au-delà d’une série d’intuitions, de réflexions, d’analyses aujourd’hui encore largement partagées par la plupart des chercheurs, c’est surtout la vision très ouverte d’un homme à la fois médecin, scientifique et philosophe et les liens très étroits qui pouvaient le relier d’un seul coup au champ d’investigation de la sculpture qui m’ont arrêté. Helmholtz envisageait la perception comme un processus « silencieux », c’est à dire que les inférences qui sont à la base de son fonctionnement sont inconscientes puis, une fois stabilisées et consolidées, elles échappent à celle-ci mais n’en continuent pas moins de fonctionner.
Cette idée d’être à la fois dans une relation au monde qui passe par un schéma construit et éprouvé individuellement et en même temps d’être dans l’impossibilité de cerner, de saisir l’incidence de ces mêmes éléments sur notre comportement me semblait très intéressante et très sculpturale !
Nice, le 7 mars 1994
* Les inférences silencieuses », sculpture, 1993-1994, 65 m x 2,50 m x 0,60 m, fer à béton, bois, ficelle. Collection Christian Zervudacki, Nice.
Le travail de sculpture que développe Pierre-Yves Magerand depuis 1985 s’appuie sur une réflexion de nature phénoménologique : la perception de volumes dans un continuum espace-temps.
La sculpture est alors envisagée comme véritable champ d’expérience spatio-temporelle où le corps au même titre que la mémoire s’enchevêtre dans ce double principe de connaissance du monde objectif comme le définissait Bergson (1) : « tourner autour des choses et entrer en elles, l’un n’excluant pas l’autre ».
De l’apparence à la réalité, d’une perception réelle à une perception présupposée, la sculpture se construit et/ou se délite sous nos yeux.
Les sculptures de Pierre-Yves Magerand sont construites et assemblées soit dans un processus d’addition de plans analogues constituant alors des volumes, soit au travers d’un dispositif de feuillets sur tiges filetées nécessaire et suffisant pour suggérer des volumes virtuels.
Déjouant cette fatalité du matériau pesant, durable, lié à la sculpture classique, il choisit des matières légères, « non nobles » : papiers, carton, mousses synthétiques, caoutchouc, agglomérés, moquette…Celles-ci sont perçues comme « tiraillées » entre pesanteur et apesanteur.
Même les matières composites utilisées (aggloméré, moquette), incluent l’idée de deux forces s’affrontant lors de la mise en forme du pressage : pesanteur de la presse et résistance des particules de matière. La perception de la sculpture, pour le spectateur, met alors en jeu non seulement la pesanteur elle-même, mais aussi celles de forces inverses et proportionnelles, une résistance élastique, une sorte de poussée d’Archimède conceptuelle, présente dans la matière, un vide agissant et réactif. Comme le voulait Gabo, Pierre-Yves Magerand s’attaque ainsi au « préjugé séculaire qui veut que le volume ne puisse s’affranchir de la masse ». (2)
En réduisant son propos à la structure et au plan, Pierre-Yves Magerand évite l’anecdotique bricolage tant redouté par c. Greenberg(3). Il garde l’interrogation essentielle sur les données de la sculpture tout en y insufflant un paramètre supplémentaire, celui d’un poids délivré de l’attraction terrestre, en quelque sorte sans gravité, soumis à d’autres forces occultées par celle-ci : des volumes en apesanteur travaillés par la légèreté.
Depuis 1990, l’introduction par Pierre-Yves Magerand du langage, renforce et étend son investigation dans le champ spatio-temporel : les mots sont des facteurs d’arrêt, des entités conceptuelles non transformables par l’expérience (on pense aux collages de Braque, Picasso, Rodchenko, au tableau « Bain » de I. Puni) mais en même temps, à une dynamique horizontale de la lecture intellectuelle se superpose un déchiffrage lent « en épaisseur », qui convoque d’autres sens que la vue puisqu’il est souvent nécessaire de se déplacer pour déchiffrer lettres et texte. L’écriture retrouve sa liberté, l’épaisseur, le poids des mots aplatis sur la bidimensionalité de la page ; elle n’est plus liée au seul temps linéaire de la lecture ou de l’inscription mais aussi à l’ample espace creusé de vide et d’ombre de la voix et de la parole.
Par l’alliance d’un espace mesurable quantitatif, défini et lisible à celle d’un temps qualitatif d’une durée vécue, la sculpture de Pierre-Yves Magerand se propose comme une relecture de notre réalité.
Marie-France Vô Cheylus, 1991
(1) H.Bergson, Introduction à la métaphysique morale, 1903
(2) N. Gabo et A. Pevsner, Manifeste réaliste, 1920
(3) C.Greenberg, The New Sculpture, Partisan Review, 1949. Republié dans Art and Sculpture, Critical Essays, Boston, 1961
Marie-France Vô Cheylus est Historienne d’art. Elle enseigne à l’Ecole Nationale des Beaux-Arts de Dijon.
Texte publié dans le Catalogue Pierre-Yves Magerand, Question de poids, Dijon 1991
Pierre-Yves MAGERAND, Sigurdur Arni SIGURDSSON, Hugues Reip.
Ateliers de la Villa Saint-Clair
Chapelle de l’Ancien Collège Technique, Galerie Paul Boyé.
Sète, 15 septembre-16 octobre 1990
Pour la troisième fois, Noëlle Tissier, Directrice de l’Ecole des Beaux-Arts de Sète, a invité trois jeunes artistes à séjourner quelques semaines d’été à la Villa Saint-Clair, et avec l’aide de Christine Dolbeau et l’Association « Nouvelle Vague », leur a offert la possibilité de montrer le travail issu de leurs recherches et de cette confrontation en deux lieux distincts de Sète.
Le choix préalable de Pierre-Yves Magerand, Sigurdur Arni Sigurdsson et Hugues Reip visait à mettre en évidence un questionnement sur les limites du pictural et la viabilité de son existence aujourd’hui.
Ainsi, Sigurdur Arni Sigurdsson, au-delà d’images lisses et épurées sur des fonds unis, mine le champ de la représentation du paysage ou de la figure par un redoublement du sujet, confronté à son double, à son triple ou à son inversion, à son esquisse ou à son ombre dessinée ; à l’intérieur de l’unicité du cadre, par un glissement analogique des formes, il évoque une lecture oscillant entre abstraction et figuration. Dans d’autres cas, la composition en polyptiques, par la juxtaposition des images, remplace l’interprétation univoque par une lecture en réseau : sous l’image figurative linéaire claire, s’affole le sens en une contradiction stimulante.
Le spectateur éprouve cette même déstabilisation devant les sculptures de Pierre-Yves Magerand : les pièces horizontales sont espacées du sol grâce à de fine tiges filetées, les surfaces de carton affirment à la fois plan et profondeur par les laques nuagées qui les recouvrent. Les volumes de fins treillis métalliques donnent à voir ensemble leur périphérie et le cubage de leur vide. Les pièces murales jouent sur la contradiction des matériaux et d’une apparence dense et épaisse qui se délite sous nos yeux dans la structure feuilletée du carton ondulé ; la brillance vaporeuse des pigments métallisés induit une perception spatiale confrontée aux capacités réflexives de la lumière du zinc. Tous nos points de repères de perception du volume et des surfaces sont ébranlés par ces déplacements subtils. L’affirmation de la masse sculpturale est mise en question par l’affirmation de sa surface, elle-même complexifiée, aplanie ou effacée par les qualités de réfraction de la lumière des pigments ou des matériaux. A la Galerie Paul Boyé, se jouait donc une intelligente confrontation entre formulation ordonnée et désordre du sens.
Dans la chapelle de l’ancien collège, le travail de Hugues Reip et celui de Pierre-Yves Magerand se provoquaient d’une autre manière : Hugues Reip produit d’une façon « lâchée » des dessins juxtaposant de multiples références, des motifs issus de la peinture savante ou de la culture populaire se mettant les uns les autres en péril. A ces brouillons de peintures proliférant sur des petits formats déterminés après coup, correspond une multiplication de toutes petites sculptures réalisées en bristol, balsa, fil de fer. Par leur forme et leurs dimensions, elles interrogent la fatalité des modèles culturels, l’académisme de l’échelle et de l’unicité.
En définitive, par la nature de leurs recherches et la qualité de la présentation dans les deux espaces, déterminés par eux-mêmes, les trois artistes ont su mettre en valeur la pertinence et l’intelligence du choix qui a présidé à leur rencontre en une prestation absolument exemplaire.
Marie-France Vo Thi Anh CHEYLUS, 1990.